Claude-François Rabiat : Un maître oublié

Dans le monde de l’artisanat du bronze d’art sous l’Empire français, peu de noms se sont imposés aussi fermement dans les coulisses que celui de Claude-François Rabiat. Bien que ses œuvres portent rarement sa propre signature, Rabiat est une figure clé des arts décoratifs florissants de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle à Paris. Son atelier fournissait les meilleurs bronziers, horlogers et marchands de décoration de l’époque, dont beaucoup signaient de leur nom des pièces partiellement ou entièrement fabriquées sous son toit.

Pourtant, malgré son immense production et son influence considérable, Rabiat est resté dans l’ombre. Son histoire n’est pas seulement celle d’un artisan individuel, mais celle d’un atelier familial bien géré qui illustre l’esprit créatif et entrepreneurial de la France napoléonienne.

Des débuts modestes à la maîtrise

Claude-François Rabiat est né le 6 août 1756 à Paris, fils de Louis Rabiat, cuisinier de la marquise de Putange. Bien qu’il ne soit pas né dans le monde des arts décoratifs, son parcours est marqué très tôt par l’apprentissage. À l’âge de 13 ans, il est placé sous la tutelle d’Étienne Vignerelle, maître de la dorure et de l’embellissement sur tous les métaux. Cet apprentissage, d’une durée de cinq ans, marque le début de sa consécration à l’art du bronze ornemental.

En 1778, Rabiat avait obtenu le statut de son propre maître, celui de doreur sur métaux, une distinction rare qui exigeait des prouesses techniques, un sens aigu de la conception et un savoir-faire irréprochable. La même année, il est nommé adjoint au syndic de sa corporation, ce qui témoigne déjà de sa stature grandissante dans le métier.

Pendule Empire signée Rabiat et Ledure

Une famille ancrée dans l’artisanat

La famille de Rabiat a joué un rôle central dans le fonctionnement et la longévité de son entreprise. Il épouse Simone-Hélène Matheret en 1777 et a six enfants, trois fils et trois filles. Fidèles à la tradition artisanale, les fils deviennent fondeurs de bronze et chineurs, tandis que les filles épousent des hommes travaillant dans le même domaine. Parmi les gendres, on trouve des chineurs et un monteur de bronze, qui finiront par faire partie intégrante de l’entreprise.

Cette structure étroite a permis à Rabiat de cultiver un atelier hautement spécialisé et multigénérationnel. Il n’était pas rare à l’époque que des familles constituent l’épine dorsale d’entreprises artisanales, mais celle de Rabiat est particulièrement remarquable par l’ampleur et le prestige qu’elle a atteints.

Un atelier en pleine croissance au cœur de Paris

En 1798, Rabiat est solidement installé au 41 rue Beaubourg, dans le quartier du Marais à Paris, haut lieu de l’artisanat et du commerce. La propriété sera progressivement acquise dans son intégralité, signe de la réussite financière de l’entreprise. En 1813, il est propriétaire de l’ensemble de l’immeuble qui sert à la fois de résidence et d’usine.

L’inventaire dressé après sa mort, en juin 1815, offre un portrait révélateur de l’homme et de l’ampleur de ses activités. Sa maison était meublée avec goût de meubles en marqueterie, d’argenterie, de bijoux et d’une importante bibliothèque, ce qui souligne sa curiosité intellectuelle et son engagement à l’égard des principes esthétiques de son métier. Ses livres comprenaient des volumes sur les monuments romains antiques, la mythologie gréco-romaine, des gravures de design et des traités techniques – des objets non seulement de loisir, mais aussi d’inspiration et de référence.

Impression d’un atelier de doreur sur bronze

L’atelier : Un microcosme du style Empire

Le contenu de l’atelier de Rabiat est tout simplement stupéfiant. Plus de 20 pages de listes détaillées décrivent des centaines d’objets et de matériaux : pièces achevées, travaux en cours, moules, cires, plâtres et moulages inachevés. Il possédait des portfolios remplis de centaines de dessins et de gravures – modèles de personnages, bas-reliefs, bras de candélabres, motifs d’animaux, éléments du site pendule.

Ces modèles ont servi de base à une vaste gamme de bronzes décoratifs. Les clients pouvaient personnaliser les modèles existants en y apportant de légères modifications, ce qui garantissait l’unicité tout en s’appuyant sur des motifs éprouvés. Les formes les plus populaires sont les suivantes :

  • Groupes mythologiques tels que Cupidon et Psyché, ou Vénus et Cupidon
  • Boîtes de pendules en forme de lyre ou ornées de têtes classiques comme celle de Jupiter.
  • Candélabres soutenus par des figures ailées, des griffons ou des enfants portant des torches
  • Appliques et montures en forme de têtes de lion, de couronnes florales ou de boucliers
  • Ornements de cheminée avec des têtes casquées, des foudres ou des trophées martiaux

La production de Rabiat s’inscrit dans l’esthétique néoclassique qui domine la période de l’Empire – symétrique, sobre et chargée d’iconographie antique.

Paire de candélabres Empire signés Rabiat

Un orchestre d’artisans

L’atelier de Rabiat n’était pas une activité solitaire. Si sa famille assure la continuité et le dévouement, il emploie également un large cercle d’artisans, chacun apportant une compétence spécialisée. Des sculpteurs comme Veniat, des maquettistes comme Matte et Bouillet, et un marbrier (artisan de la pierre) nommé Eloi Spiller travaillaient tous sous sa direction. Un guillocheur nommé Chateau gravait des motifs de précision, et des doreurs comme Delaunay ajoutaient la touche dorée finale.

Outre ses gendres Chiboust et Meignan, Rabiat a également collaboré avec certains des meilleurs ciseleurs et doreurs de l’époque. Ces artisans veillent à ce que chaque pièce, qu’elle soit destinée à un grand salon ou à un site raffiné ( pendule de cheminée), soit finie avec le plus grand soin.

Approvisionnement des maîtres

L’importance de Rabiat est mieux comprise par les noms de l’élite qu’il fournissait. Son modèle commercial était B2B avant la lettre – il ne vendait pas directement à des clients privés ou à la maison impériale, mais fournissait les grands bronziers et horlogers de l’époque, dont beaucoup comptaient sur lui pour des composants essentiels et des travaux d’assemblage.

Parmi ses clients réguliers, on peut citer

  • Pierre-Philippe Thomire, dont les bronzes de style empire ont défini l’esthétique de l’époque
  • André Coquille, un important marchand de bronze dont la boutique a accueilli une grande partie de la production de Rabiat.
  • André Antoine Ravrio, remplacé par Lenoir, qui a continué à acheter des objets à titre posthume
  • Claude Galle et Lucien-François Feuchère, réputés pour leurs pendules et leurs bronzes ornementaux.
  • Pierre-Victor Ledure, connu pour ses candélabres figuratifs élaborés et ses garnitures pendule
  • Denière et Mathelin, Mallet, Bailly et Delafontaine, tous piliers des arts décoratifs parisiens.

Les archives montrent que Rabiat tenait des livres de comptes méticuleux. Les transactions étaient souvent effectuées à crédit, les soldes soigneusement notés, les articles énumérés en détail et les litiges résolus avec la formalité des accords juridiques. La valeur de sa production n’était pas seulement artistique : il s’agissait d’une entreprise commerciale d’envergure et de précision.

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Portrait d’André-Antoine Ravrio (Musée du Louvre)

Le déclin après sa mort

À la mort de Rabiat en 1815, ses fils tentent de préserver l’entreprise sous la raison sociale Rabiat Frères, lancée le 1er janvier 1816. Bien que prometteuse par son nom et son expérience, la société ne dure que trois ans et se dissout à la fin de l’année 1818.

Un objet connu de cette période, un pendule de cheminée portant la marque Rabiat Frères, représente Démosthène s’adressant au Sénat athénien – une œuvre d’une gravité historique et d’une exécution raffinée. Après la dissolution de l’entreprise, chaque frère a suivi sa propre voie.

  • Maximilien, l’aîné, reste dans l’immeuble familial de la rue Beaubourg jusque vers 1830, avant de s’engager dans l’armée.
  • Gabriel s’installe à Villepreux et se retire du commerce en 1820.
  • Louis-Marie, dit “le Jeune”, reste le seul frère à poursuivre le commerce, exerçant au 40 rue Beaubourg jusque dans les années 1870.

Cependant, leur héritage n’a jamais atteint l’ampleur ou la réputation de l’entreprise de leur père. Sans la force motrice de Claude-François lui-même, l’entreprise a perdu de son élan, de sa visibilité et a fini par disparaître.

Héritage et redécouverte

Malgré la subtilité de sa présence dans les annales des arts décoratifs français, la contribution de Rabiat est significative. Ses créations, souvent non signées, peuplent les musées, les collections d’antiquités et les intérieurs historiques sous les noms de ses clients les plus célèbres. Les empreintes techniques et stylistiques de son atelier se retrouvent dans les moindres détails des meubles en bronze, des pièces d’horlogerie et des décors ornementaux à travers l’Europe.

La rare marque de fabrique de Rabiat est aujourd’hui un sujet d’intérêt pour les chercheurs. Pourtant, la grande majorité de son travail a été intégrée dans les chaînes de production des grands noms qu’il fournissait.

À bien des égards, Claude-François Rabiat est l’exemple même de l’artisan essentiel mais invisible : un artisan qui favorise l’excellence, un maître de son art et une personnalité qui mérite d’être reconnue. Son histoire nous rappelle que derrière chaque artiste ou objet célèbre, il y a souvent de nombreuses mains et de nombreux esprits qui contribuent à sa création.

Pendule Empire signée Rabiat et Ledure

Littérature

  • L’Estampille l’Objet d’Art, n°246, Éditions Faton, Dijon, avril 1991, p. 86-93.
  • Diderot & D’Alembert, “Encyclopédie”, 1751-1777.
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